La décolonisation – période dite de «l’ère des indépendances» – intervient pour la plupart des pays occidentaux colonisateurs juste après la fin de la Seconde Guerre Mondiale. La colonisation des pays africains, proche-orientaux et asiatiques opérées par les puissances occidentales dès le milieu du XIXème siècle est aujourd’hui très largement sujette à controverse.
Les pays occidentaux ont souvent du mal à replonger dans l’histoire de leur passé colonial. La France n’échappe pas à cette confrontation d’idées. Son passé coloniale s’est soldée par deux guerres cruelles et très coûteuses en vies humaines (Indochine, Algérie) dont on peine aujourd’hui à comprendre la nécessité, sauf à se replonger dans le contexte socio-culturel et géopolitique de l’époque. Depuis plusieurs années, les débats – souvent houleux et fortememnt teintés de partisanisme – autour du passé colonial français se font de plus en plus nombreux : appels à reconnaître les massacres et leurs victimes, restitution des œuvres d’art, déboulonnage de statues, réhabilitation de leaders indépendantistes… En 2017, Emmanuel Macron a été le premier président à qualifier, non sans alimenter la polémique, la colonisation de «crime contre l’humanité», plus de soixante ans après les guerres d’indépendance. Le 2 octobre 2020, il prononçait un discours sur les “séparatismes”. Il y parlait sans ambiguïté des “traumatismes” du passé colonial, que la France n’a “toujours pas “réglés”. Est-ce la fin des tabous sur le passé colonial français ? La réconciliation des mémoires est-elle réellement engagée ? Les explications quant à ces années de relatif silence sont à rechercher tout à la fois dans un contexte politique mais aussi socio-culturel.
France Info a accordé un long entretien à Christelle Taraud, historienne spécialiste de la colonisation, et donc de la période de la décolonisation. Elle a, entre autres travaux, publié Idées reçues sur la colonisation (Le Cavalier bleu, 2018). Historyweb republie ici dans son intégralité cette interview qui a le mérite de contribuer avec rigueur et clarté au débat d’idées.
La décolonisation : entretien de FanceInfo avec Christelle Taraud
Franceinfo : Tout d’abord, lorsque l’on parle de colonisation puis des décolonisations, de quelle période parle-t-on ?
Christelle Taraud : La question coloniale en Europe remonte à la période dite des “Grandes explorations” à partir du XVe siècle, lorsque les premiers empires, portugais et espagnol pour l’essentiel, ont commencé à se constituer en Afrique et en Amérique. Mais aujourd’hui, dans le débat public, les personnalités politiques, les chercheurs, se réfèrent assez rarement à ces empires, sauf lorsqu’est évoqué l’histoire de l’esclavage, puisque la traite atlantique est le produit direct de ce partage du monde.
Maintenant, lorsqu’on parle de colonisations européennes, on se réfère surtout aux empires coloniaux qui ont été bâtis à partir du début du XIXe siècle, où l’on assiste à une occupation totale des territoires – ce qui n’était pas le cas dans les phases d’expansion coloniale précédentes – et on évoque presque exclusivement les empires français et anglais, alors qu’il y a aussi eu des empires portugais, néerlandais, belge ou allemand.
Quant à “l’ère des indépendances”, elle débute, officiellement, juste après la Seconde Guerre mondiale. Pour la France, elle démarre avec la guerre d’Indochine (1946-1954) et se termine avec la guerre du Cameroun (1955-1961) et la guerre d’Algérie (1954-1962). D’autres territoires, appelés dans le langage impérialiste “des confettis d’empire”, ont obtenu leur indépendance bien après. Il faudra attendre 1977 pour Djibouti, et rappelons qu’il y a eu un référendum pour l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie cette année.
Après la fin des guerres d’indépendance, quelle a été l’attitude des dirigeants français vis-à-vis de ce passé colonial ?
Je pourrais la résumer en une formule lapidaire : glorification de l’œuvre, déni des crimes. La politique de l’Etat a été de mettre en avant les “bienfaits” de la “mission civilisatrice” française, tout en taisant les crimes. Juste après les accords d’Evian en 1962 [qui entérinent l’indépendance de l’Algérie] et jusqu’en 1982, l’Etat fait passer deux décrets et trois lois qui empêcheront toute poursuite concernant les crimes commis durant cette guerre. Ces textes ont imposé une chape de plomb sur tout ce qui a été réalisé par l’armée française en Algérie, mais aussi le rôle et les actions de l’Organisation de l’armée secrète (OAS).
Le début de la période dite postcoloniale se traduit également par toute une série d’assassinats de leaders indépendantistes. Je pense à Félix Moumié, grande figure de l’indépendance du Cameroun français, assassiné en 1960 à Genève, mais aussi à l’opposant marocain Mehdi Ben Barka, enlevé en plein Paris et probablement tué en région parisienne en 1965. Ou à l’affaire Maurice Audin, qui n’est toujours pas réglée. Sa veuve est morte en 2019 sans savoir où se trouve le corps de son époux et sans avoir pu lui donner une sépulture.
Cette politique plus néocoloniale que postcoloniale a aussi perduré sous d’autres formes, comme ce que l’on a appelé la “Françafrique” : un système d’interdépendances que la France a construit vis-a-vis de ses anciennes colonies d’Afrique subsaharienne dans le but d’y maintenir son pré carré.
Hormis la guerre d’Algérie, l’histoire des guerres et des massacres coloniaux (Sétif, Guelma et Kherrata en Algérie en 1945, Haïphong au Vietnam en 1946…) est très peu connue, tout comme l’enrôlement de peuples colonisés dans l’armée française. Comment l’expliquer ?
Une nation a toujours plus de mal à parler des guerres ou des massacres qu’elle a commis que des choses bénéfiques qu’elle a apportées. Lors de la libération de Paris, le récit officiel est que la France continentale se libère par elle-même ; on en a exclu, de facto, tous les Français non blancs et/ou non chrétiens.
Tout cela a conduit, d’une part, à un “blanchiment” de l’armée française et, d’autre part, au déni des crimes coloniaux commis par cette institution. Celui de Thiaroye [en 1944, près de Dakar, l’armée française ouvre le feu sur des tirailleurs sénégalais qui réclament le paiement de leur solde] est l’une des plus grandes hontes de notre histoire contemporaine.
En dehors des silences pesants de l’Etat et de ses institutions, l’un des obstacles majeurs pour raconter ces événements est aussi l’accès aux archives. Concernant la guerre d’Algérie, mais aussi le génocide rwandais, il y a toujours des demandes, notamment issues de la communauté historienne, pour qu’un certain nombre de documents classés secret-défense soient rendus publics. Empêcher ou restreindre l’accès aux archives, c’est une autre façon d’être dans le déni. Pour d’autres endroits, comme le Cameroun, les sources ont été très majoritairement détruites, ce qui rend cette écriture encore plus compliquée et le rôle des témoins encore plus important qu’ailleurs.
Ce manque de ressources peut-il expliquer les actes de déboulonnage de statues qu’on a pu voir dans plusieurs pays cette année ?
C’est de l’histoire très récente, mais le déboulonnage de statues de généraux ségrégationnistes ou coloniaux [qui ont eu lieu après la mort de George Floyd, un Américain noir tué par un policier blanc] est un exemple et le résultat de ce déni du passé raciste et colonial. Pour moi, le problème, ce n’est pas d’avoir une statue du maréchal Bugeaud sur une place en France, si l’on explique qui il était et qu’on contextualise cette présence. Ce n’est pas parce qu’on fait disparaître l’objet qu’on fait disparaître l’histoire. Mais le problème, c’est toujours le récit national et la glorification de ces hommes en son sein.
A chaque débat sur l’histoire coloniale, une partie de la classe politique et intellectuelle dénonce ce qu’elle appelle la “repentance”. Que signifie ce discours ?
Je ne suis pas certaine que les anciens colonisés et leurs enfants demandent à la France de se repentir mais plutôt de réparer, ce qui est très différent. En réalité, derrière ce discours, en France, il y a la question du nationalisme. Le nationalisme fait la promotion d’une vision binaire : ceux qui peuvent faire partie de la nation, et les autres. On peut s’interroger : n’est-ce pas même l’un des problèmes, justement, qui empêchent de regarder notre passé colonial en face ? Quelle place veut-on donner aux descendants de l’histoire coloniale dans la nation aujourd’hui ?
Mais ce n’est pas nouveau – dès la Révolution française, on se posait la question, quand les révolutionnaires ont exclu les femmes de la citoyenneté active – et pas spécifique à la France : tous les anciens pays colonisateurs, du Royaume-Uni à la Belgique, en passant par le Portugal, sont aujourd’hui confrontés à ces questions.
La décolonisation : une reconnaissance difficile
En France, il faudra attendre les années 1990 pour que des reconnaissances officielles aient lieu…
En 1999, une loi est en effet votée sur la reconnaissance officielle de la guerre d’Algérie, puis, en 2005, Jacques Chirac reconnaît officiellement le massacre de Madagascar [en 1947, l’armée réprime des indépendantistes malgaches, faisant entre 80 000 et 90 000 morts] et François Hollande, en 2012 à Dakar, le massacre de Thiaroye [dont le bilan est encore inconnu]. Ces reconnaissances interviennent dans un contexte particulier : les Français issus de l’immigration postcoloniale demandent avec de plus en plus d’insistance à être réintroduits dans le récit national, pas seulement dans l’histoire, mais aussi au travers des luttes contre les discriminations, comme la marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983.
Les enfants de harkis, de pieds-noirs, commencent aussi à poser des questions : pourquoi sommes-nous traités comme ça ? Qu’avons-nous fait ? De nombreuses communautés se mettent à interroger l’Etat français. Depuis la départementalisation de 1946, les habitants des DOM-TOM se révoltent régulièrement et demandent aussi des comptes à la France face aux inégalités et discriminations qu’ils subissent.
Le contexte international a aussi changé. Lors de son discours à La Baule en 1990, lors de la 16e conférence des chefs d’Etat d’Afrique et de France, François Mitterrand parle de la “démocratisation de l’Afrique”, marquant une transition vers la fin d’une relation très privilégiée – et inégalitaire – entre la France et son pré carré en Afrique. Et puis, au fur et à mesure, une nouvelle génération d’hommes politiques va arriver au pouvoir, qui n’a pas été formée par le modèle “françafricain” de Charles de Gaulle et Jacques Foccart [secrétaire général de l’Elysée aux affaires africaines et malgaches de 1960 à 1974]. Cela ne sera pas la fin pour autant des stéréotypes. On se souvient par exemple du discours de Nicolas Sarkozy en juillet 2007 à Dakar, où il déclare que “l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire”.
Malgré ces avancées, en 2005, le gouvernement présente un projet de loi pour inscrire le “rôle positif” de la colonisation française dans les manuels scolaires. Pourquoi ?
Dans le fond, l’Etat français a toujours du mal à sortir de la glorification de son “œuvre coloniale”. Cette loi demandait aux historiens et enseignants de privilégier les “aspects positifs de la colonisation, en particulier en Afrique du Nord”, c’est-à-dire l’Algérie, qui a été la seule colonie de peuplement de tout l’empire depuis 1848 ! Il fallait dire que l’Algérie n’était pas une colonie, mais bien la France, et qu’elle avait bénéficié d’un réel “apport civilisationnel”. Ce n’est pas si étonnant car l’enseignement en France, en particulier depuis la Révolution française, structure en profondeur notre récit national.
L’enseignement du fait colonial en France est d’ailleurs très insuffisant. Je suis sûre que si l’on demande aux Français quelles guerres coloniales ils connaissent, ils ne citeraient au mieux que l’Algérie et l’Indochine, jamais celle du Cameroun ! De la même manière, lorsqu’on parle des inégalités dans les systèmes coloniaux, du Code de l’indigénat, on les évoque comme des épiphénomènes, sans lien avec les inégalités dans nos sociétés aujourd’hui.
Je crois que ce déni s’explique parce qu’il questionne les valeurs fondatrices de notre pays et nos difficultés à les appliquer. La Révolution française a inscrit dans le marbre que “tous les hommes naissent libres et égaux en droits”, alors comment la France a-t-elle pu donner naissance à la colonisation ? Comment peut-on être républicain et colonialiste ? Comment peut-on expliquer le racisme systémique hier et aujourd’hui ? Ces questionnements perdurent, font mal, et c’est pourquoi il est toujours très difficile d’en parler.
Pour “réparer” les mémoires, il faudrait commencer par réécrire les livres d’histoire ?
Il faudrait revoir les programmes, car on ne peut plus enseigner l’histoire de la colonisation comme il y a trente, quarante ans, il faut former les enseignants du secondaire. J’en vois beaucoup qui sont démunis, qui font face à des élèves qui se demandent pourquoi l’histoire de leurs parents et grands-parents est absente des livres d’histoire.
La France d’aujourd’hui est très différente de celle de 1789, 1848, 1962… Elle est le produit d’une recomposition démographique composite où les immigrations postcoloniales ont une place importante. Ce qui semblait très important à raconter aux Français d’hier l’est peut-être moins – ou doit l’être différemment – pour ceux d’aujourd’hui. Mais ce qui est certain, c’est que l’histoire a toujours été écrite par les dominants, et que les colonisés en ont été le plus souvent exclus.
Certains historiens parlent de “guerre des mémoires”, pour évoquer la volonté de chaque groupe (harkis, pieds-noirs, descendants d’esclaves…) d’avoir son propre récit.
Cette “guerre des mémoires” me paraît logique, puisque notre histoire est exclusive et non pas inclusive. Mais ce dont nous avons besoin, ce n’est pas que chacun fasse son histoire, mais réussir à écrire une histoire commune ensemble. Ne pas faire une histoire des colons d’un côté, une des colonisés de l’autre, mais plutôt une histoire de la relation coloniale et postcoloniale. Ecouter les témoignages, prendre au sérieux les deux côtés, et ce, sur plusieurs générations.
A force de ne pas parler de ces histoires, on abîme durablement les individus et la société, c’est comme un cancer qui nous ronge de l’intérieur et empêche tout avenir commun.
L’art, la littérature, le cinéma, le théâtre peuvent-ils pallier ce manque ?
Le rôle des artistes est absolument déterminant. Ce sont des “facilitateurs”, ils nous aident à “donner à voir”, à sortir du récit officiel, et peut-être aussi à “cautériser” blessures et traumatismes. Le film Indigènes, de Rachid Bouchareb, sorti en 2006, a été très important car il a mis à mal ce mythe de la libération de la France orchestrée uniquement par des Français blancs. La Libération, en réalité, s’est nourrie de la relégation des soldats issus de l’Empire. Sans eux, aurions-nous pu retrouver notre liberté ?
Ce film a également entraîné un débat sur les soldes des anciens soldats, et a conduit à une revalorisation des pensions pour eux ou leur famille. Même si elle vient bien tard et que la grande majorité des hommes qui auraient pu en bénéficier sont morts, cette revalorisation est, d’un point de vue symbolique, très importante.
De manière générale, l’art incarne quelque chose de très puissant, c’est notre culture, ce qui nous lie. La question du lien créé par l’art est essentielle, comme le montre le débat sur la restitution par la France des œuvres d’art issues de l’Afrique. On a oublié à quel point la prédation culturelle pendant la colonisation a été terrible. L’Afrique subsaharienne a vu 90% de ses artefacts disparaître. Quand on arrache la culture, c’est l’âme qu’on emporte.
Aujourd’hui, si une Sénégalaise, un Ivoirien, une Camerounaise… souhaite accéder à des pièces artistiques provenant de son histoire, elle ou il doit se déplacer – quand c’est possible – à Paris, Londres, Washington. Nous devons faire en sorte que cela ne soit plus le cas, mais pas de façon paternaliste. La restitution des œuvres fait partie d’une nécessaire réparation.
Au-delà des objets et de l’histoire, vous évoquez également une “décolonisation des esprits”.
La décolonisation est officiellement actée car nous avons signé des traités, mais surtout parce que des personnes se sont battues pour l’indépendance de leur pays. Rien n’a été donné, tout a été conquis ! C’est important de le rappeler. Mais est-ce que ces processus sont terminés ? Non, ils prennent des formes sournoises. La colonisation n’est plus officiellement dans les territoires, mais dans nos esprits, nous interagissons constamment avec des stéréotypes, en confortant des rapports de domination hérités de cette époque.
Dans les relations de genre, l’exotisme colonial est toujours présent. A partir des années 1980, l’imaginaire de la “beurette” est très important dans les médias, la publicité, la télévision, le cinéma, y compris pornographique. Récemment, le débat sur les femmes asiatiques a bien montré l’uniformisation à laquelle ces dernières étaient confrontées : qu’elles soient thaïlandaises, japonaises, vietnamiennes… seule compte leur supposée propension à la “soumission”. Cet imaginaire néocolonial et masculin est une force de frappe terrible que nous devons absolument déconstruire, car n’oublions jamais à quel point il est producteur de violences, physiques, psychologiques, sexuelles contre les minorités et contre les femmes.
Lors de son discours sur les “séparatismes”, Emmanuel Macon a évoqué le passé colonial de la France et ses traumatismes “toujours pas réglés”. Il a également commandé une mission sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie. Est-ce le début d’une nouvelle étape ?
Depuis le discours d’Emmanuel Macron à Ouagadougou en 2017, on sent poindre une volonté de faire différemment, même si l’on tâtonne encore. Mais, selon une formule consacrée : les paroles, c’est bien, les actes, c’est mieux ! Parmi les actes possibles rapidement, il y a la création d’un musée consacré à l’histoire coloniale en France et l’intégration, dans les universités, des études postcoloniales, qui sont toujours la cible d’intenses controverses.
Il ne s’agit en effet pas, comme certains en ont peur, de plaquer sur la France une grille de lecture états-unienne, mais de considérer les postcolonial studies comme une “boîte à outils” – à l’instar des études de genre – que l’on peut utiliser pour mieux comprendre notre histoire et la rendre plus inclusive, c’est-à-dire vraiment universelle.
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