La bataille du Chemin des Dames
La bataille du Chemin des Dames intervient durant la la troisième année de la première guerre mondiale. Elle est l’une des plus meurtrières de la Grande Guerre et sera directement à l’origine des grandes mutineries de 1917 dans l’armée française.
La bataille du chemin des Dames, le contexte
France, printemps 1917. Quelques mois plus tôt, en décembre 1916, la terrible bataille de Verdun s’est achevée. La grande offensive allemande qui devait percer le front et saigner l’armée française à blanc a échoué. Toutes les couches de l’opinion publique française considèrent désormais le général Pétain comme un héros national. Il a réussi à redresser la situation catastrophique des premiers jours et à contenir les armées du Kaiser : « Ils ne sont pas passés ! ».
Décembre 1916, c’est également le moment où le général Nivelle remplace Joffre à la tête de l’armée française. Il reprend à son compte un projet resté dans les cartons de son prédécesseur qui prévoyait une offensive franco-anglaise de très grande ampleur entre Soissons et Reims. Comme pour les Allemands à Verdun, comme pour les Anglais dans la Somme, le but est toujours le même : percer le front ennemi après une violente préparation d’artillerie et exploiter la brèche pour provoquer une rupture et la désorganisation totale de l’adversaire.
La préparation de la bataille du Chemin des Dames
Nivelle prend lui-même la direction des opérations. Il fait rassembler la Ve armée du général Micheler (formée principalement de 16 divisions d’infanterie, d’une division de cavalerie et de près de 200 chars d’assaut), la VIe armée de Mangin (principalement 17 divisions d’infanterie dont de nombreux régiments de tirailleurs sénégalais et de zouaves, plus 1 divisions de cavalerie) . Ces deux armées formeront son groupe de combat principal. En réserve, il dispose des neuf divisions d’infanterie de la Xe armée du général Duchêne, de la IVe armée du général Anthoine avec 5 divisions d’infanterie, ainsi que que du 2e corps d’armée colonial du général Blondlat.
Il y a là une force colossale de près d’un million d’hommes, dont environ 850 000 combattants, des chars et plus de 5 000 pièces d’artillerie (canons de 75, près de 800 pièces d’artillerie lourde modernes et des mortiers lourds). Les français ont regroupé le tout dans un espace de moins de 40km de large.
Les allemands se préparent aussi
Mais ces gigantesques préparatifs ne peuvent évidemment pas passer inaperçus. Pour renforcer leur dispositif défensif face à cette très forte concentration de troupes et de moyens qu’ils voient se rassembler devant eux, les allemands décident d’opérer un repli stratégique d’environ 70 km, leur permettant de rétrécir leur ligne de front. Ainsi, ils regroupent leurs troupes et en mettent une partie en réserve. Ils opèrent avec le maximum de discrétion.
Tout à leurs certitudes et à leurs préparatifs, les alliés mettent près de trois semaines à réaliser la manœuvre allemande. Les voilà contraints de reporter leur attaque. Sachant que l’effet de surprise sur lequel il pérore depuis des semaines n’existe plus, Nivelle va-t-il changer ses plans ? Non. Tout juste opère-t-il quelques ajustements mineurs.
Le plan de Nivelle
Le plan de Nivelle est d’enfoncer les premières lignes allemandes avant de lancer très rapidement des troupes de réserves, cavalerie en tête, dans la brèche ainsi obtenue. Une tactique qui lui a réussi à l’automne 1916 pendant la bataille de Verdun et qui lui a permis de reconquérir tout le terrain perdu au début de la bataille. Nivelle est donc confiant. Selon lui, les soldats français réussiront facilement la percée en 24 ou 48h. Avant l’effondrement allemand.
L’offensive doit finalement avoir lieu au mois d’avril. L’effort principal français doit se situer en Soissons et Reims. Précisément sur un plateau qui sépare les vallées de l’Ailette et de l’Aisne. Les filles de Louis XV, Adélaïde et Victoire, empruntaient autrefois la route suivant sa ligne de crête. Notamment pour rendre visite à leur amie la duchesse de Narbonne-Lara. Ces deux « Dames de France » ont laissé à cette route le nom désuet de « Chemin des Dames ». La bataille du Chemin des Dames est censée être décisive. Ce sera l’ultime offensive, celle qui “anéantira les boches”, “la der des der”…
Mais les allemands occupent cette position surélevée depuis 1914. Ils ont eu tout le loisir de la transformer en une véritable forteresse. Avec plusieurs lignes de défense reliées par des souterrains, truffés d’abris bétonnés, de barbelés et de nids de mitrailleuses camouflés.
Les faiblesses du plan
En fait, le plan de Nivelle pour la bataille du Chemin des Dames comporte deux faiblesses majeures.
La première, c’est qu’il ne tient absolument pas compte de la géographie des lieux. Elle est bien différente que lors de ses succès à Verdun. Le plateau du Chemin des Dames se situe en hauteur. L’avantage des défenseurs est considérable par rapport aux attaquants. Ils devront fournir un effort surhumain pour grimper des pentes difficiles sous le feu des mitrailleuses et de l’artillerie ennemies.
La deuxième, c’est qu’il reproduit à l’identique toutes les erreurs commises par les Anglais pendant la bataille de la Somme. En effet, il se se base exactement sur la même stratégie d’attaque : préparation d’artillerie puis avance des troupes derrière un barrage d’artillerie roulant. Une méthode qui a prouvé son inefficacité.
Un plan totalement inadapté
Nivelle est-il trop confiant ? Est-il aveugle ? Incompétent ? Le recul de l’histoire nous montre aujourd’hui à quel point tous les généraux de cette « Grande Guerre », pour la plupart formés aux guerres coloniales où l’on faisait peu de cas de la vie des troupes « indigènes », n’avaient à l’époque absolument pas assimilé toutes les contraintes matérielles et humaines de la guerre moderne.
À l’exception notable du général de Castelnau, ils étaient tous de fervents partisans de « l’attaque à outrance », tactique de l’assaut frontal direct, au mépris des pertes humaines, qui devait conduire au choc du corps à corps et dont le manuel militaire du début de la guerre précisait qu’elle devait conduire à « la résolution de la crise par les baïonnettes »…
Le déclenchement de la bataille
Du 12 au 15 avril 1917, les français entament un bombardement soutenu. Mais le temps est très mauvais et empêche les artilleurs d’ajuster correctement leurs tirs. De plus, la zone de bombardement est large d’une trentaine de kilomètres. Trop étendue pour une concentration optimale des tirs d’artillerie.
Le 16 avril 1917, le froid glace les os. La neige se met à tomber. A 6h du matin, les sifflets des officiers sonnent dans les tranchées françaises. L’assaut est lancé. Les soldats, transis de froid et de fatigue, grimpent lourdement les échelles et s’élancent vers les lignes allemandes. La bataille du Chemin des Dames s’engage.
Des soldats trop lourdement chargés
Les fantassins doivent attaquer en « tenue d’assaut » : couverture roulée dans la toile de tente, en sautoir en travers du torse ; un « outil individuel » (généralement une pelle, qui sera d’ailleurs plus souvent utilisée dans les corps à corps que pour creuser), la musette de vivres (avec de la nourriture pour… 6 jours !), la musette à grenades (les hommes porteront jusqu’à une vingtaine de grenades par soldats), des bidons d’eau (3 litres en tout), un masque à gaz (plus un de remplacement si possible), des sacs à terre (pour établir des protections dans les positions conquises), des « outils de signalisation » (panneaux ou feux de bengale pour marquer des positions), un paquet de pansements, des munitions (au moins 120 cartouches de fusil)…
Au moins 20 kilos de matériel en grande partie totalement inutile. Les soldats doivent normalement laisser dans leurs tranchées de départ les sacs contenant toutes les affaires personnelles. Mais certains officiers se persuadent que leur avance sera trop rapide pour que « l’arrière suive ». Et ils obligeront leurs hommes à les emporter avec eux…
Dès les premières minutes, le massacre
En quelques minutes, le massacre commence. Bien retranchés dans des positions très peu entamées par les bombardements, les allemands ouvrent un feu terrible sur les assaillants. C’est un déluge de feu et d’acier qui fauche les français. Des tirs nourris qui les prennent en enfilade sans leur laisser aucune chance. Ils peinent à progresser sur les pentes boueuses. Leurs propres obus les ont rendues complètement instables et trop accidentées. De plus, elles sont totalement à découvert.
Les mitrailleuses allemandes sont bien protégées dans des abris bétonnés. Elles mettent littéralement les premières vagues d’assaut charpie en moins d’une heure. Même les 130 chars d’assaut engagés sont quasiment tous détruits, en panne ou embourbés.
L’aveuglement et l’entêtement de Nivelle
Mais les ordres sont les ordres. Même devant l’ampleur de la tragédie, aucun officier n’ose s’y opposer. L’une après l’autre, les vagues françaises sont jetées dans la fournaise toute la matinée. De fait, déjà à 7h du matin, il apparaît sans aucun doute possible que l’offensive est ratée. Le simple bon sens commanderait de cesser immédiatement ces attaques suicidaires.
Pourtant le massacre dure encore 4 jours. Le 20 avril, l’énormité des pertes force l’état-major français a suspendre provisoirement l’offensive. Mais Nivelle, malgré l’évidence qui lui saute aux yeux avec des rapports de pertes considérables et toujours plus pessimistes, s’entête. Ce n’est que le 22 avril qu’il ordonne finalement de cesser l’offensive massive pour privilégier des attaques plus réduites. Pure folie.
La colère gronde dans les régiments français
Sur le plateau du Chemin des Dames, entre Cerny-en-Laonnois et Craonne, les gains de terrains sont quasi nuls. Les hommes savent maintenant qu’ils se sacrifient pour satisfaire l’égo démesuré d’un général en chef totalement aveuglé et dépassé par l’ampleur de son échec. La colère commence à gronder dans les régiments.
Les mutineries
Il faut attendre le 15 mai pour que Nivelle soit enfin remplacé par Pétain. Déjà, les premiers cas de désobéissances sont rapportés. Fin mai, Pétain fait face à une véritable mutinerie. 150 régiments refusent de remonter en ligne. Les soldats, qui ont jusque là enduré tant de sacrifices, sont à bout. Ils se révoltent devant l’incurie de leurs chefs.
Pour les mutins, le village de Craonne, devant lequel de très nombreux soldats sont tombés, devient le symbole du sacrifice inutile. Sur un air très populaire de l’époque, « La Chanson de Craonne » devient l’hymne clandestin de la mutinerie que les soldats fredonnent entre eux, loin des oreilles de leurs officiers.
Si le nom de Craonne devient un symbole, d’autres lieux portent également le lourds souvenir de pertes terribles : Laffaux, Californie, Hurtebise, Vauxrains…
Pétain face aux mutineries
Ainsi, entre mai et juin 1917, le général Pétain doit faire face aux mutineries de colère et de désespoir de nombreux poilus. Il sait qu’il doit circonscrire rapidement ces actes de désobéissance. Ils menacent dangereusement toute la cohésion de l’armée française. Les mutineries font réellement peser sur la suite de la guerre la terrible épée de Damoclès de la défaite.
Pétain se penche sur les conditions de vie des soldats. Il améliore les cantonnements, la nourriture et les délais de permissions. Dans le même temps, il exige que les meneurs les plus virulents soient sévèrement punis (il refusera de donner suite à 7 recours en grâce). Environ 3 500 soldats sont condamnés aux travaux forcés ou à des peines de prison lourdes.
Sur son intervention directe auprès du président Poincarré, seules 43 condamnations à mort sur 554 sont exécutées. Ces « fusillés pour l’exemple » de 1917 ont marqué plus profondément et plus durablement la mémoire collective française. Toutefois, il faut noter qu’ils ont été quatre fois moins nombreux que ceux de 1914 ou 1915, preuve de « l’indulgence » relative de l’état-Major français pour ces mutins.
Peut-être en regard, non avoué, de l’incompétence sanglante de Nivelle. Les chiffres restent toutefois encore aujourd’hui sujets à caution. L’accès aux archives militaires de cette sombre période devrait être autorisé courant 2017.
Une boucherie pour rien ?
Il faudra attendre le 24 octobre 1917 pour que la bataille du Chemin des Dames se termine. Elle s’achèvera après une nouvelle offensive, cette fois soigneusement coordonnée entre artillerie et infanterie par Pétain. Elle portera sur le fort de la Malmaison – verrou de l’accès au plateau. Les allemands, finalement contraints d’évacuer le plateau… le reprendront en mai 1918.
Le bilan de l’offensive du Chemin des Dames
La bataille du Chemin des Dames est l’échec le plus effroyable de l’armée française durant la Première Guerre Mondiale. Aucune percée décisive, aucune avancée significative. Rien qu’une monstrueuse boucherie inutile. Au final, seules quelques positions stratégiques allemandes ont été enlevées, mais sans aucun avantage stratégique réel.
A l’époque, les autorités françaises refusent de donner un décompte précis des pertes. Aujourd’hui, des historiens avancent des chiffres assez concordants qui font état de plus de 200 000 morts et peut-être deux fois plus de blessés en seulement quelques semaines de combats. Du côté allemand, aucune estimation disponible, sinon le chiffre de 300 000 morts avancés par l’état-major français mais jamais confirmé et un écrit laconique du général Luddendorf : « Notre consommation en troupes et en munitions avait été ici aussi extraordinairement élevée. »
Après l’offensive du Chemin des Dames, on forme une commission militaire d’enquête, avec à sa tête le général Brugère. Elle absout Nivelle, même si dans ses conclusions, Brugère écrit :
« Pour la préparation comme pour l’exécution de cette offensive, le général Nivelle n’a pas été à la hauteur de la tâche écrasante qu’il avait assumé. »
On envoie gentiment l’ex-généralissime à l’écart, en Afrique du Nord, à Alger. Les soldats l’appelleront « Le Boucher ». Après la guerre, on l’élèvera même Grand’Croix de la Légion d’Honneur. Il finira ses jours tranquillement dans son lit en 1924 avant d’être inhumé aux Invalides.